L'Empreinte |
“On aurait pu la réparer, si papa avait été là”, dit grand-mère Bitia. Mais papa n’est pas là, et la poupée gît sur un coin de tapis, la jambe arrachée.
- Heureusement, tu as encore tout le reste de la famille” ajoute-t-elle en matière de consolation, “on va pouvoir récupérer ses habits. ” Petite Lyouba n’en voit pas l’intérêt. Une poupée rose, une poupée rouge, une poupée verte - pourquoi faire des mélanges ?
Bitia reprend son tricot, cette excuse qui lui tient les mains occupées depuis trente ans, et que les mites dévorent à mesure qu’elle en noue les lentes mailles. De Lyouba à elle, il y a trois mètres et nonante ans - ou peu s’en faut. Entrechoquant des aiguilles qu’elle ne contrôle pas, Bitia tourne la tête vers le jardin, à travers la fenêtre. Le soir tombe et c’est tout son salon qui prend présence en ce miroir progressif. Et une copie de Lyouba, dédoublée au geste près et sans effort, penchée sur trois morceaux de plastique couleur chair habillés de chiffons, et dans le dos desquelles il est marqué ” LOUBA ” au gros feutre qui tache. Des imitations d’humains, aussi parfaites que des cadavres, les yeux mi-clos aux paupières décalées sur leur mécanisme à cardan. Je te lève et tu te réveilles. Je te couche et tu t’endors. Tu peux dire “Maman” si tu as encore des piles. Je te tiens la jambe et elle se déboîte dans un grincement sourd de polymère extrudé. Ton coeur de frigolite qui s’émiette entre mes mains en de petites larmes sèches.
Répétant inlassablement ces gestes, Lyouba tente de leur donner un sens. Ou de faire comme si rien n’était arrivé. Elle joue à reprendre les choses où elle les avait laissées, juste avant l’accident ; elle le fera une dizaine de fois, pour surprendre le hasard si c’est possible, et rien de tout cela ne serait arrivé. Mais bon. Bitia tente de percer du regard l’obscurité opalescente qui avance - déjà, dans les immeubles alentour, quelques volets tombent, exécutant en grinçant la sentence insidieuse de l’oubli temporaire, ou suspendant leur jugement à l’équilibre rouillé de leurs charnières précaires. Je te redresse et tes paupières s’ouvrent. Je te recouche et tu n’y vois rien. Je pourrais t’allumer l’âme et je verrais tes fenêtres s’imprimer dans les miennes, papillons de lumière aux battants anguleux. Et tu dirais “Maman” si tu avais des piles.
- Je récupèrerais bien ses bijoux aussi, avant de l’enterrer dans la poubelle, dit Lyouba. Et puis ses dents en or, peut-être, mais elle n’ouvre pas la bouche, …suis-je bête ! On n’a pas de fausses dents à cet âge-là, hein babouchka ?”
- Il aurait mieux valu que tu ne saches rien. Comme je regrette de t’avoir raconté tout cela, Lyouba !” dit Bitia, grattant machinalement d’un ongle usé les cinq chiffres tatoués sur son avant-bras.
- Heureusement, tu as encore tout le reste de la famille” ajoute-t-elle en matière de consolation, “on va pouvoir récupérer ses habits. ” Petite Lyouba n’en voit pas l’intérêt. Une poupée rose, une poupée rouge, une poupée verte - pourquoi faire des mélanges ?
Bitia reprend son tricot, cette excuse qui lui tient les mains occupées depuis trente ans, et que les mites dévorent à mesure qu’elle en noue les lentes mailles. De Lyouba à elle, il y a trois mètres et nonante ans - ou peu s’en faut. Entrechoquant des aiguilles qu’elle ne contrôle pas, Bitia tourne la tête vers le jardin, à travers la fenêtre. Le soir tombe et c’est tout son salon qui prend présence en ce miroir progressif. Et une copie de Lyouba, dédoublée au geste près et sans effort, penchée sur trois morceaux de plastique couleur chair habillés de chiffons, et dans le dos desquelles il est marqué ” LOUBA ” au gros feutre qui tache. Des imitations d’humains, aussi parfaites que des cadavres, les yeux mi-clos aux paupières décalées sur leur mécanisme à cardan. Je te lève et tu te réveilles. Je te couche et tu t’endors. Tu peux dire “Maman” si tu as encore des piles. Je te tiens la jambe et elle se déboîte dans un grincement sourd de polymère extrudé. Ton coeur de frigolite qui s’émiette entre mes mains en de petites larmes sèches.
Répétant inlassablement ces gestes, Lyouba tente de leur donner un sens. Ou de faire comme si rien n’était arrivé. Elle joue à reprendre les choses où elle les avait laissées, juste avant l’accident ; elle le fera une dizaine de fois, pour surprendre le hasard si c’est possible, et rien de tout cela ne serait arrivé. Mais bon. Bitia tente de percer du regard l’obscurité opalescente qui avance - déjà, dans les immeubles alentour, quelques volets tombent, exécutant en grinçant la sentence insidieuse de l’oubli temporaire, ou suspendant leur jugement à l’équilibre rouillé de leurs charnières précaires. Je te redresse et tes paupières s’ouvrent. Je te recouche et tu n’y vois rien. Je pourrais t’allumer l’âme et je verrais tes fenêtres s’imprimer dans les miennes, papillons de lumière aux battants anguleux. Et tu dirais “Maman” si tu avais des piles.
- Je récupèrerais bien ses bijoux aussi, avant de l’enterrer dans la poubelle, dit Lyouba. Et puis ses dents en or, peut-être, mais elle n’ouvre pas la bouche, …suis-je bête ! On n’a pas de fausses dents à cet âge-là, hein babouchka ?”
- Il aurait mieux valu que tu ne saches rien. Comme je regrette de t’avoir raconté tout cela, Lyouba !” dit Bitia, grattant machinalement d’un ongle usé les cinq chiffres tatoués sur son avant-bras.