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Romance Sauvage

1,

Soudain le ciel se ferme de voiles déchirées qui ne laissent plus passer qu’un souvenir de soleil; un diaphragme s’obture lentement et le vent pousse la nuit. Il fait sombre comme les soirs anticipés de l’hiver. L’hiver - ici - maintenant.

Les chevaux baissent la tête sous le poids de la nuit - une musique semble naître à l’horizon, où des marées armées de soldats morts se remettent en route en rangs serrés et droits dans une marche sans but - des réfugiés ou des soldats. Une cantinière invisible jette l’eau à pleines brassées pendant qu’un tambour fatigué scande l’attente. Mon coeur se ramasse sur lui-même comme s’il avait froid, s’arrachant à mes côtes lentement, point par point, - un ballet calme et sauvage et mes côtes reviennent embrasser mon coeur.

Je sais, ce ne sont pas des soldats qui marchent, ce sont des arbres que l’orage relève, et ils se bousculent, se frappent, claquent des mains et grincent des branches -grincent des portes, et ouvrent des vertiges.

Je n’ai aucune raison d’être là, sous la pluie, à ne rien attendre, et pourtant j’y suis. Peut-être simplement j’attends que le soleil descende sous l’orage, et le cueillir, avoir en mains la fleur la plus brûlante. Peut-être pas ce soir.

2,

Je sens le temps passer. Pas comme les aiguilles d’une montre, “je le sens”, c’est “je le touche”.

Le vent emporte. Arrachées du ciel, mes pensées. Déracinés, mes soldats en plomb d’orage. Une agonie souligne l’horizon, celle de la lumière d’aujourd’hui - qui sera celle de demain - qui fut celle d’hier. Le soleil élève ses mains rouges du sang des étoiles assassinées, le tueur implore - mais la nuit est inflexible. La lune installe son royaume sans un regard de pitié. Elle sait - demain - d’autres meurtres.

3,

Elle vit la nuit comme d’autres le jour. Elle sort, les yeux entrouverts sur un miracle. Elle rôde sous la lumière de sa soeur - la lune. Et par hasard je suis sur son chemin ce soir.

Il fait sombre bien sûr et d’abord je n’aperçois qu’une ombre qui marche plus loin dans les bois. Je la suis. Je n’ai pas peur, elle devrait avoir peur de moi, j’ai peur.

Elle s’est cachée. Elle s’est entendue suivie et elle s’est cachée. J’avance pourtant. Sans le savoir, je suis à sa hauteur. Une voix près de moi:
- Pourquoi es-tu là ?”
Ça sonne comme un reproche et moi je suis bien incapable de répondre. Elle enchaîne:
- Je suis là pour la nuit.”
Je ne sais pas trop si elle voyait la nuit en temps ou en espace. Mais deux ans et quelques kilomètres auparavant, j’avais le même fantasme.

Elle voit mes yeux et elle comprend, je pense. Je ne sais pas, elle reste dans l’ombre. Elle sait ce qu’elle fait. J’ai oublié ce qui s’est dit ensuite. J’ai effacé les mots pour garder les images.

Nous sommes assis côte à côte au bord d’un étang qui luit d’un velours obscur. Je ne peux toujours pas voir son visage. J’aimerais. Elle recule. J’aimerais. Elle se lève. Ombre contre la nuit, elle me dit: “Tu peux m’aimer, mais tu ne peux pas voir mon visage…” Et elle repart, en sachant très bien que je vais la suivre. Les mots sont difficiles. Le désir n’est pas un mot.

Elle passe sous la lune et je l’agrippe. Elle s’y attendait. D’un geste brusque, elle se libère, ses yeux brillent - je ne les vois pas, je les sens:
- Ne recommence jamais ça.”
Trois minutes de gêne. Au moins.

Nous marchons. Elle respire comme si elle parlait. Son souffle a des modulations qui parlent, et que l’on entend malgré le vent - ou peut-être dans le vent.

Vent fou, désespéré. Avancer sans retour, toujours le même va et ne vient jamais le repos. C’est ce qu’elle dit.

Chacun son bord du chemin. Il y a un mètre et l’ombre entre nous. La marche des arbres reprend. Il y a comme un clairon qui monte les gammes, aigu, blessant presque. A nouveau, la pluie. Un tremblement en moi. Bref, net comme un éclair. Il y a une tache de lune par terre, un rayon qui a passé les branches. Je saute le mètre qui nous sépare, je lui prends les épaules, et je l’éblouis de lune. Elle se débat.

Elle est belle.

Doucement, elle répète : “tu n’aurais pas dû… tu n’aurais pas dû…” C’est une berceuse à remords.

Elle se dégage, je ne la retiens plus. Je reste les genoux dans la boue. Je regarde mes mains - sang d’étoile. Elle s’éloigne. Elle ne court même pas.

Et, déjà, je ne me souviens plus de son visage…




(1984)
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